Portrait de Kristina Abrahamian

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Le développement de la francophonie a été dès l’origine un des axes de l’action de SPFA en Arménie et au Karabagh. Le parcours de Kristina Abrahamyan, 29 ans, en témoigne amplement. C’est avec le club de SPFA qu’elle a appris le français avant d’étudier à Erevan et à Montpellier (Erasmus). Devenue la directrice de l’antenne de SPFA à Stepanakert (Haut Karabagh), elle répond à nos questions depuis Erevan, où elle est réfugiée depuis fin septembre

Après mes études de licence à l’Université d’Etat d’Artsakh, avec l’anglais comme langué étrangère, je me suis rendu compte que je préférais le français. J’ai cherché un centre où je pourrais améliorer mes connaissances. À l’école, il n’y avait pas d’enseignement du français. J’ai trouvé le seul centre, organisé par SPFA, qui était gratuit et qui me permettait, outre la pratique de la langue, de mieux comprendre la culture française. En 2016 j’ai rejoint l’université d’Erevan pour un master, avec le français comme première langue.

Mon objectif était de revenir à Stepanakert et devenir professeur de français. Choisie par le programme Européen Erasmus, j’ai pu accomplir six mois d’études à Montpellier, en 2017. Revenue à Stepanakert, j’ai enseigné le français au club francophone, avec une trentaine d’étudiants, adultes et jeunes adultes. Des collègues venaient au cours par passion pour la langue française. J’ai également enseigné au centre Paul Eluard, ouvert en 2015, destiné à ceux qui devaient se former à certains métiers, comme la médecine par exemple. Sur 15 étudiants, 2 ou 3 allaient travailler en France. Le club SPFA était le seul gratuit, ouvert à tous, mettant à disposition la salle et les livres.

Par la suite j’ai été responsable des projets humanitaires pour le Karabagh. Au moment de la guerre de 44 jours, le 27 septembre 2020, mon père a décidé de nous faire sortir, car ma sœur avait un bébé. Nous sommes allés en Arménie, à Vaïk près de Goris. Malheureusement ce conflit a duré 44 jours et nous avons perdu de nombreuses régions de l’Artsakh. Malgré cela, je ne voulais pas partir ,j’avais le sentiment qu’on avait besoin de moi en Artsakh.

En 2020, j’ai participé aux actions de SPFA qui avait envoyé des vêtements chauds pour les réfugiés des villages et des villes occupées par l’Azerbaïdjan. Nous avons aussi aidé les familles parrainées en choisissant les plus vulnérables. J’ai participé à l’achat de deux maisons dans un village pour deux familles qui avaient tout perdu.

A quelle distance de Stepanakert étaient les zones perdues ?

Par exemple, la ville de Chouchi qui est à 15 minutes de Stepanakert avait été occupée par l’Azerbaidjan… Après la guerre de 44 jours, “tout est devenu frontalier” même la capitale. Pourtant, les gens voulaient rester, tous les jeunes, la plupart de mes amis, sont revenus. C’était difficile de rester, mais c’est notre patrie, nos maisons : le désir de revenir était très fort. On voulait embrasser tous les monuments, nous étions tellement heureux de revenir. Nous avons repris les cours de français. Au bout d’un an, c’était devenu difficile à organiser, il y avait des coupures de gaz et de chauffage, ou d’électricité. Il fallait partager les tâches en famille : les grand parents allaient faire la queue pour le pain, les mamans restaient pour attendre le moment où il y aurait de l’électricité à la maison. Moi je travaillais à l’extérieur.

Comment avez-vous supporté le blocus?

Au début, on pensait qu’au XXe siècle, il n’était pas possible de mettre sous blocus toute une population. On pensait que la communauté internationale allait agir vite. Et on attendait une action, une réaction à cette situation intolérable. Couper la seule route, ne pas laisser passer les vivres, les médicaments. On ne s’attendait pas à ce que cela dure si longtemps. Les Azéris font tout ce qu’ils veulent, sans être punis pour ces actions inhumaines. On a commencé à souffrir : c’était fait pour nous torturer, pour nous affaiblir, pour nous forcer à accepter d’être intégrés.

On nous a proposé de recevoir depuis Ardam côté azéri de la farine, élément de base.. Mais toute la population disait : “plutôt mourir que d’accepter de la farine … et de s’intégrer à l’Azerbaïdjan. Personne ne voulait cela. Notre peuple a déjà subi cette situation invivable : on se souvient comment la population arménienne a été massacrée, victime de violences, à Bakou ou à Soumgaït, en 1988. Nous ne voulons plus cohabiter avec des gens qui ont cette haine envers nous. Trente ans après, on essaie de nous convaincre de rester. C’est inacceptable. Je ne peux imaginer qu’un jour mon fils, si j’en ai un, soit enrôlé dans l’armée azerbaïdjanaise…

Comment avez-vous vécu l’attaque du 19 septembre 2023 ?

L’attaque du 19 septembre était destinée à nous surprendre par la force, sous la menace directe des armes. En 2020, les Azéris avaient pris position sur les hauteurs : à tout moment ils pouvaient nous écraser et nous massacrer en deux heures. Le 19 septembre, ils ont bombardé Stepanakert, il n’y avait plus moyen de rester, nous étions affaiblis. Tout le monde a décidé de partir, il n’y avait pas d’autre choix. Après ces bombardements terribles, qui pourrait choisir de rester ? Le 22 septembre, les forces russes ont accompagné certains convois qui étaient donc un peu protégés. Je priais pour que tout le monde puisse sortir.

A Erevan, pour ma famille qui par chance a été épargnée, nous avons eu la chance d’être hébergés par SPFA, dans les bureaux du 2e étage. J’ai repris mon travail avec SPFA, mes actions envers les réfugiés. J’ai travaillé aussi pour MSF et je ne sais pas encore si je pourrai reprendre. A Erevan les loyers sont très élevés :environ 400.000 drams (850/900 euros) pour un logement de deux-trois pièces.

Ma patrie, je l’adore, je l’aime. Quand j’ai pu, je suis revenue en Artsakh. Mais si on refuse l’intégration, on n’a pas le choix. Il faut aller vivre en Arménie.

-:-:-:-:-:-propos recueillis par Michèle Champenois-:-:-:-:-:-